Le Déchiffrage #1 - Kouamé et l'indignation contenue

"Le Déchiffrage", c’est l’art de lire entre les lignes du chapitre de vie que les jeunes commencent à écrire en entrant dans l'âge adulte. Il s’agit d’explorer chaque page de leur parcours, tout en découvrant comment le Service de Suite de Chapitre 2, tel un co-auteur attentif, accompagne la rédaction, offrant soutien et structure pour les aider à façonner leur chemin vers l’autonomie.

Le Service de suite de l’association Chapitre 2 est composé de deux travailleuses sociales qui réalisent un accompagnement socio-éducatif, administratif et juridique à destination de jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans sortants des dispositifs de protection de l’enfance et rencontrant des difficultés d’accès au droit commun. La majorité des jeunes sont directement orientés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris au moment de leur sortie du dispositif. L’association accompagne également des jeunes orientés par d’autres acteurs (Mission locale, autres associations, bouche-à-l’oreille).

Le Déchiffrage #1 - Kouamé et l'indignation contenue

Témoignage de Juliette, travailleuse sociale chez Chapitre 2

Je rencontre Kouamé1 en janvier 2024, quelques mois après ses 21 ans. Kouamé est orienté vers le service de suite par son référent de parcours au sein du secteur éducatif jeune majeur de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris, en lien avec l’éducatrice de la structure qui le prenait alors en charge. A la fin de son contrat jeune majeur, la situation est très compliquée puisque Kouamé n’a pas de titre de séjour et sans cet élément, il ne peut pas continuer à se former ni travailler. En l’absence de soutien familial, il est sans solution de logement, alors que l’hiver ne fait que débuter. Lors des premiers rendez-vous, on bricole des petites solutions afin d’éviter à tout prix que Kouamé ne se retrouve dehors. Après quelques nuits en auberge de jeunesse, co-financées par l’association qui le prenait en charge jusqu’alors et Chapitre 2, une place se libère dans le dispositif temporaire de mise à l’abri de l’association en attendant une potentielle place d’hébergement via le SIAO2. Comme pour beaucoup de jeunes, passer d’une vie stable dans un petit studio à l’incertitude sur l’endroit où passer la prochaine nuit est très difficile à réaliser et à vivre.

Le parcours de Kouamé à l’ASE a duré plusieurs années et est jalonné de belles réussites. Il faut dire qu’il est plutôt du genre déterminé, avec une petite tendance obstinée. Il a été accompagné par des professionnels mobilisés qui l’ont aidé à chaque étape de son parcours.

Arrivé en France à 15 ans, Kouamé a été admis à l'ASE quelques mois plus tard. En à peine deux ans, il a appris à parler français, à lire et à écrire, lui qui n’était jamais allé à l’école dans son pays. Par la suite, il s’est formé aux métiers de la logistique, a passé des CACES3 et souhaite exercer en tant que cariste, un métier dans lequel il se projette avec fierté.

Il y a bien eu une prise de tête, il y a quelques années avec un policier. Comme c’était la première fois, Kouamé a écopé d’un simple rappel à la loi, c’est-à-dire un remontage de bretelles et un avertissement par le procureur, sans poursuites judiciaires ni inscription au casier judiciaire. La leçon a été comprise, ça ne s’est pas reproduit.

A 21 ans donc, Kouamé n’a pas de titre de séjour. Pourtant, son admission à l’ASE avant ses 16 ans lui donnait la possibilité d’obtenir automatiquement un titre de séjour vie privée et familiale4 à condition de respecter des conditions qui semblaient acquises, de faire la demande avant d’avoir 19 ans et de ne pas représenter une “menace à l’ordre public”. La demande est lancée mais premier hic, le préfet chargé de donner une réponse saisit la commission du titre de séjour, qu’il peut solliciter pour avis lorsqu’il envisage de refuser de délivrer un titre de séjour. En cause ? Le rappel à la loi d’il y a quelques années.

Après une audience où elle entend Kouamé et son avocate, la commission donne un avis favorable. Malgré cela, le préfet maintient son refus de titre de séjour et délivre en prime une obligation de quitter le territoire français au motif que Kouamé représente une menace à l’ordre public.

En cause ? Toujours ce même rappel à la loi d’il y a quelques années. Quelques mois plus tard, Kouamé vient d’avoir vingt ans et déjà, la sortie de l’ASE se profile à l’horizon. Un recours au tribunal est lancé mais les délais sont longs. L’audience aura finalement lieu en mars 2024, deux mois après le début de l’accompagnement au sein du service de suite.

Nous nous rendons à l’audience avec Kouamé et son avocate. Son ancienne éducatrice fait le déplacement. On se retrouve un peu avant, pour prendre un café. Kouamé a mis une chemise. A l’audience, il se tient droit face à la barre et le président lui pose quelques questions. Quand son avocate précise qu’il a appris le français, à lire et à écrire en à peine deux ans, on le voit se redresser encore un peu plus.

Quelques semaines plus tard, la décision tombe. Le tribunal ordonne à la préfecture de délivrer à Kouamé un titre de séjour vie privée et familiale dans les deux mois. Tout le monde est très heureux. Malgré cette bonne nouvelle, le chemin n’est pas terminé.

Quelques semaines plus tard, Kouamé est convoqué à la préfecture pour se voir délivrer un récépissé, un document temporaire valable quelques mois dans l’attente de la fabrication du titre de séjour. On réchappe de peu à un récépissé portant la mauvaise mention. Par chance, j’ai pu négocier à l’entrée le droit de l’accompagner alors que la convocation précise pourtant “il vous est demandé également de ne pas venir accompagné”. Kouamé est de plus en plus épuisé psychiquement et en colère. A l’approche du dénouement, il arrive encore moins à tolérer cette attente qui le maintient dans la précarité et la galère. Il en a marre d’attendre, d’être baladé de structures en dispositifs, de passer d’un travailleur social à l’autre alors il envoie tout le monde balader et il faut s’accrocher. L’épuisement et la colère contenus se font sentir. Il a du mal à entendre mon discours de professionnel qui lui dit que l’on touche au but.

Après plusieurs évaluations sociales et échanges avec nos référents au SIAO, une place d’hébergement en hôtel social lui est finalement proposée.

Le départ du dispositif de mise à l’abri et l’arrivée à l’hôtel n’est pas simple. Une nouvelle fois, Kouamé expérimente le frottement entre la protection de l’enfance et les logiques du droit commun et celles de l’insertion sociale des adultes. Alors il faut faire le lien, entre lui et l’association d’hébergement, ou de l’hôtelier qui me lance quand je me présente à lui “Ah c’est vous l’éducatrice du jeune qui voudrait être au Ritz?”.

Accompagner Kouamé en cette période de colère contenue n’est pas toujours simple. Il faut y aller, pousser, insister, écouter la révolte et la colère, débattre, discuter, faire tampon et parfois le secouer un peu aussi. Quand je lui propose d’aller voir un psychologue, il me rétorque que non merci puisqu’il est son “propre psy”… Pourtant, cette colère, Kouamé la verbalise, l’analyse. Lors de nos nombreuses discussions, Kouamé m’a dit des phrases qui resteront ancrées dans ma pratique professionnelle comme quand il m’a suggéré de devenir préfète en soulignant que “les gens comme toi qui aident les jeunes comme moi, vous êtes trop en bas dans le système, vous n’avez pas d’influence sur les gens tout en haut qui décident de nos vies”.


On parle souvent de l’humour dans le travail éducatif, comme un élément qui peut s’avérer clé dans la relation avec un jeune ou dans un collectif.

Avec Kouamé, on rit ensemble, et parfois, gentiment, je me moque, pour réintroduire un peu de légèreté dans cet univers tellement fermé au fur et à mesure des épreuves. Il faut aussi réintroduire de la dignité pour tenir le coup. Cela passe par l’écoute dans les moments où il a envie de crier sa révolte, l’inscription à des activités sportives, le versement d’une allocation financière, parler beaucoup, souvent et longtemps, évoquer la question du racisme, de la discrimination.

Après plusieurs mois d’attente et de renouvellement de récépissés, Kouamé a enfin pu récupérer son titre de séjour à la préfecture. La priorité est désormais la recherche d’un emploi pour lui permettre de construire cette nouvelle étape de sa vie d’adulte plus sereinement que la précédente. Pour être mieux soutenu, nous prenons rendez-vous à la mission locale où Kouamé est désormais accompagné par une conseillère de la plateforme Dynamique Insertion Professionnelle, spécialisée dans l’accompagnement des jeunes sortants de l’ASE. Kouamé recherche désormais activement un emploi et une demande de financement du passage de permis de conduire a été lancée.

L’accompagnement de Kouamé pose la question de l’inconditionnalité dans le travail social. Continuer à être présent pour un jeune qui ne va pas bien, c’est aussi faire avec sa colère, sa frustration et son découragement dans la relation socio-éducative. C’est permettre de garder le cap et d’apprendre à verbaliser ses émotions pour les comprendre avec les autres. L’inconditionnalité, c’est faire comprendre à Kouamé qu’on sera là tant qu’il en aura besoin, qu’on ne le lâchera pas tout en posant la question des limites et du cadre.

Aujourd’hui, Kouamé arrive à l’heure aux rendez-vous, se mobilise pour chercher un emploi. L’autre jour il m’a dit qu’il me faisait confiance, alors clairement, ça vaut le coup de ne pas lâcher.

1 Le prénom a été modifié afin de préserver l'anonymat du jeune

2 Le SIAO (Service Intégré d’Accueil et d’Orientation) organise et centralise l’ensemble des demandes de prises en charge des personnes sans hébergement ou logement.

3 Certificats permettant la conduite d’engins de chantier et de manutention

4 En application de l’article L423-22 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) qui prévoit la délivrance de plein droit d’un titre de séjour vie privée et familiale aux jeunes majeurs étrangers pris en charge à l’ASE avant 16 ans “sous réserve du caractère réel et sérieux du suivi de la formation qui lui a été prescrite, de la nature des liens de l’étranger avec sa famille restée dans son pays d’origine et de l’avis de la structure d’accueil ou du tiers digne de confiance sur son insertion dans la société française”.

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