"Le Déchiffrage", c’est l’art de lire entre les lignes du chapitre de vie que les jeunes commencent à écrire en entrant dans l'âge adulte. Il s’agit d’explorer chaque page de leur parcours, tout en découvrant comment le Service de Suite de Chapitre 2, tel un co-auteur attentif, accompagne la rédaction, offrant soutien et structure pour les aider à façonner leur chemin vers l’autonomie.
Le Service de suite de l’association Chapitre 2 est composé de deux travailleuses sociales qui réalisent un accompagnement socio-éducatif, administratif et juridique à destination de jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans sortants des dispositifs de protection de l’enfance et rencontrant des difficultés d’accès au droit commun. La majorité des jeunes sont directement orientés par les services de l’aide sociale à l’enfance de Paris au moment de leur sortie du dispositif. L’association accompagne également des jeunes orientés par d’autres acteurs (Mission locale, autres associations, bouche-à-l’oreille).
Témoignage de Juliette, travailleuse sociale chez Chapitre 2
Ismaël* est un ancien "mineur non accompagné”. Arrivé en France à l’âge de quinze ans, il a été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance d’un département d’Ile-de-France. Devenu majeur, il a perdu l'appellation mais demeure pourtant non accompagné, c'est-à-dire qu'il n'a pas grand monde à solliciter pour apprendre à être adulte, ni filet de sécurité en cas de mauvaise passe.
Ismaël est orienté vers le service de suite de l’association par son ancienne conseillère de la mission locale en février dernier. Au moment où nous nous rencontrons pour la première fois, Ismaël a presque vingt-deux ans. On échange au téléphone sur sa situation puis on convient d’un premier rendez-vous pour faire connaissance, lui présenter l’association et voir comment le service de suite va pouvoir l’accompagner. A sa sortie de l’ASE, l’horizon qui se profilait semblait plutôt serein. Pas le genre de situation qui donne des sueurs froides aux professionnels. Ismaël termine son parcours à l’ASE peu après ses dix-huit ans, après un contrat jeune majeur de quelques mois. Titulaire d’un baccalauréat professionnel, il a débuté un BTS en alternance. A sa sortie du foyer, Ismaël a les revenus suffisants pour s’installer dans un logement social dont il peut payer le loyer grâce à son salaire. A sa majorité, il a obtenu un titre de séjour salarié qui expirait en juin dernier. Il a des amis, travaille bien et aime ce qu’il fait au travail. Il a pour projet de poursuivre ses études, et de devenir ingénieur. C’est pour cela qu’il a enchaîné sur le BTS après le bac pro.
Le grain de sable vient se glisser dans la machine au moment du renouvellement de son titre de séjour en juin dernier. Ismaël obtient un rendez-vous à la préfecture mais seulement après l’expiration de son titre faute de créneau disponible avant.
En attendant, il récupère un récépissé, document temporaire qui prolonge le titre de séjour et les droits qui y sont attachés. Début décembre, il se présente au rendez-vous mais oublie un document exigé par la préfecture. La personne au guichet lui indique qu’elle ne peut pas prendre le dossier car celui-ci est incomplet et lui conseille de reprendre rendez-vous.
Son récépissé expire quelques jours plus tard. En sortant, Ismaël tente de reprendre rendez-vous sur la plateforme en ligne mais il n’y parvient pas car il n’y a pas de disponibilités. Il réessaie tous les jours. Sur les conseils d’une association, il envoie deux courriers recommandés à la préfecture pour demander un rendez-vous, sans succès. Le récépissé est alors périmé et Ismaël se retrouve de fait en situation irrégulière sur le territoire. En janvier, son employeur lui indique qu’il doit mettre fin à son contrat de travail. Faute d’apprentissage, il doit interrompre sa scolarité en cours d’année. C’est la bascule vers le pire en pire.
Quand on se rencontre pour la première fois en mars, Ismaël ne sait plus vraiment par quel bout prendre le problème et se sent pris au piège: faute de revenus, il ne peut plus payer son loyer. Sans titre de séjour, impossible de retrouver du travail ou de mobiliser des aides ou allocations, toutes conditionnées à la régularité du séjour. Les factures s’accumulent, son compte courant est fermé, sa complémentaire santé solidaire ne peut pas être renouvelée. Ismaël a du mal à réaliser que l’oubli d’un document a pu le mettre dans cette situation. Au fur et à mesure que la situation se complexifie, il sent qu’il perd le contrôle et n’arrive plus à gérer seul. C’est pour cela que son ancienne conseillère de la mission locale nous sollicite.
Notre plan d’action s’organise donc autour de deux axes, qu’on réfléchit ensemble : résoudre ses difficultés pour lui permettre de reprendre le cours de sa vie d’une part, et limiter la casse en attendant.
On prend donc contact avec un avocat qui accepte de travailler à l’aide juridictionnelle et qui va introduire un recours devant le tribunal administratif pour débloquer la situation. Le recours est gagné et le tribunal rend une décision obligeant la préfecture à donner rendez-vous à Ismaël pour qu’il puisse déposer ses documents.
Malgré cette décision favorable, la préfecture se contente d’envoyer un mail automatique, invitant à prendre rendez-vous en ligne. Retour au point de départ et à la plateforme de prise de rendez-vous saturée. Durant le délai de deux mois imparti, il faut tenter de se connecter et faire une capture d’écran de la fenêtre indiquant “pas de créneaux disponibles - veuillez réessayer ultérieurement”. Ismaël ne peut pas s’en charger car les captures d’écran doivent montrer la date du jour, ce qui n’est pas possible sur un téléphone, donc je le fais. Ismaël me dit qu’il ne comprend pas pourquoi la situation ne change pas puisque le tribunal “l’a écouté”.
En parallèle, on continue le volet 2 du plan d’action “limiter la casse” : à ma demande, son bailleur accepte de mettre en place une réduction du loyer pendant trois mois pour garder la tête hors de l’eau. Chapitre 2 verse une aide financière mensuelle à Ismaël afin de lui permettre de subvenir à ses besoins puisqu’il ne peut prétendre à aucune aide sociale, faute de titre de séjour. En parallèle, Ismaël recherche un nouveau travail car il est important qu’il puisse se présenter à la préfecture avec une promesse d’embauche. Un bénévole de l’association l’accompagne là-dessus. Mais pas évident de trouver un employeur prêt à faire une promesse d’embauche quand on explique qu’on n’a pas de titre de séjour et qu’on n’a pas légalement le droit de travailler. Le serpent qui se mord la queue, de nouveau.
A l’expiration du délai donné par le tribunal, son avocat introduit un nouveau recours, en “exécution” cette fois, c’est-à-dire qu'il demande au tribunal d’obliger la préfecture à exécuter la première décision de justice : obtenir un rendez-vous. Le jeudi, le recours est envoyé. Le vendredi, c’est la fête de la musique et Ismaël est dehors avec des amis. Le lundi matin, je reçois un appel d’un numéro inconnu. C’est Ismaël, depuis le centre de rétention administrative (CRA) qui me dit “ça ne va pas”.
Je comprends que ça ne va pas du tout car ça n’allait déjà pas quand ça allait “un peu”. Il m’explique avoir été contrôlé par la police le vendredi soir. Sans titre de séjour, il a alors reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et a été placé en CRA, risquant l’éloignement vers son pays d’origine.
Je fais le lien avec l’association présente en rétention et leur envoie les documents permettant de préparer l’audience devant le juge des libertés et de la détention. Le juge ordonne sa libération et Ismaël quitte le CRA. La casse est limitée une fois de plus, de justesse. A son retour chez lui, il trouve un courrier de la préfecture lui donnant rendez-vous deux jours plus tard pour renouveler son titre de séjour. Le plus rapidement possible, nous réunissons toutes les pièces qu’Ismaël a en sa possession. Lors du rendez-vous auquel je l'accompagne, la personne au guichet refuse catégoriquement de prendre le dossier car Ismaël a une OQTF. Cette OQTF, il ne l’aurait pas reçu si la préfecture l’avait convoqué dans le délai de deux mois exigé par le tribunal. Aujourd’hui, nous attendons une nouvelle audience pour l’annulation de l’OQTF. Si celle-ci est annulée, nous reprendrons rendez-vous.
Quand je lui demande comment il va, Ismaël répond systématiquement, "ça va un peu". Un jour il m'a dit que ça voulait dire que ça n'allait pas mais que c'était plus facile à présenter comme ça. Lors des premiers rendez-vous, on se concentrait sur les problèmes à résoudre, à dénouer le fil des difficultés administratives, de manière presque technique. Et puis petit à petit, le lien s’est créé, autour d’un rire sur le nombre de morceaux de sucre qu’il mettait dans le café qu’il prenait en arrivant, de discussions sur l’actualité, de blagues sur nos lieux de rendez-vous improvisés pendant les jeux olympiques, et de tout ce qui bâtit la confiance mutuelle. Comme la plupart des jeunes suivis par le service de suite, je rencontre Ismaël à une période de sa vie où ça ne va pas bien. Je lis souvent l’anxiété et la fatigue sur son visage. Le jour où je lui annonce que son bailleur a accepté de réduire le loyer pendant trois mois et que personne ne va le mettre à la rue dans les prochaines semaines, ses épaules descendent de dix centimètres.
Depuis quelques mois, Ismaël participe à Côte à Côte, le programme de lien social de l’association. Les temps collectifs ou les sorties lui font du bien et permettent de penser à autre chose.
L’histoire d'Ismaël n’est évidemment pas terminée et nous attendons avec impatience le moment où l’on pourra travailler avec lui des perspectives plus réjouissantes. Le récit de ces quelques mois met en évidence que si tous les jeunes ont besoin d’un filet de sécurité pour devenir adulte sereinement, il est souvent d’autant plus nécessaire pour les plus isolés et notamment les jeunes sortants de l’aide sociale à l’enfance qui doivent apprendre l’autonomie sans droit à l’erreur. Car sans soutien, le moindre grain de sable peut avoir des conséquences dramatiques. C’est le rôle du service de suite de l’association Chapitre 2: aider Ismaël et les autres à tenir le coup et à ne pas baisser les bras, faire du lien pour ne pas s’isoler, et tenter de retisser, modestement, un petit filet de sécurité pour traverser les périodes de tempête et apprendre à devenir adulte.
* Le prénom a été modifié afin de préserver l'anonymat du jeune
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