Le Déchiffrage #3 - “C’est qui Amélie?” , devenir adulte face aux institutions

"Le Déchiffrage", c’est l’art de lire entre les lignes du chapitre de vie que les jeunes commencent à écrire en entrant dans l'âge adulte. Il s’agit d’explorer chaque page de leur parcours, tout en découvrant comment le Service de Suite de Chapitre 2, tel un co-auteur attentif, accompagne la rédaction, offrant soutien et structure pour les aider à façonner leur chemin vers l’autonomie.

Le Service de suite de l’association Chapitre 2 est composé de deux travailleuses sociales qui réalisent un accompagnement socio-éducatif, administratif et juridique à destination de jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans sortants des dispositifs de protection de l’enfance et rencontrant des difficultés d’accès au droit commun. La majorité des jeunes sont directement orientés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris au moment de leur sortie du dispositif. L’association accompagne également des jeunes orientés par d’autres acteurs (Mission locale, autres associations, bouche-à-l’oreille).

Le Déchiffrage #4 - “Se marrer”,  méthode imparable pour passer l’hiver

Témoignage de Juliette, travailleuse sociale chez Chapitre 2

En ce début d’année pluvieux et froid, la tendance est au “serrage de dent” et à avoir hâte de l’arrivée du printemps. Au sein du service de suite, la fatigue est très présente chez les jeunes. La fin d’année a marqué pour un certain nombre d’entre eux la fin de leur accompagnement jeunes majeurs à l’ASE. Alors que l’hiver bat son plein, nous naviguons souvent à vue entre recherche d’hébergement d’urgence et autres démarches essentielles pour sortir de l’urgence et pouvoir penser sereinement la suite. L’actualité n’est pas réjouissante non plus. Entre autres, la parution de la circulaire dite “Retailleau” qui vient durcir les modalités de régularisation par le travail pour les travailleurs étrangers sans papiers est susceptible d’affecter directement plusieurs jeunes du service de suite pour qui la régularisation par le travail constitue déjà l’unique voie incertaine pour obtenir un titre de séjour, malgré un parcours de plusieurs années en protection de l’enfance.

Pourtant et paradoxalement, je retiendrai aussi de ce mois de janvier de grands moments de rire. J’ai donc voulu réfléchir à la place que le rire, et plus largement l’humour, occupent dans le travail socio-éducatif. Notre travail avec les jeunes étant principalement fondé sur l’interaction, le rire et ce qui est susceptible de le faire émerger, est absolument central, récurrent et nécessaire. A titre personnel, rire est un élément structurant de mon identité professionnelle. J’ai pour l’humour une certaine reconnaissance, car il m’a permis de me sortir de certaines situations inconfortables lors de mes premières expériences professionnelles en protection de l’enfance mais aussi de trouver des ressources pour ne pas céder au désespoir ou au découragement dans les moments difficiles. Le rire m’évoque la solidarité, le décentrement et la capacité à prendre du recul dans nos métiers dits “de l’humain”. 

Mais d’abord le rire, qu’est-ce que c’est? On le définit comme un réflexe à une émotion plaisante mais également comme une réponse à un trop-plein de stress, le fameux “fou-rire nerveux”. Quant à l’humour, il s’agirait, d’après un bien-connu dictionnaire de la langue française, d’une “forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité”. Partant de cela, on voit mal comment s’en priver dans l’accompagnement socio-éducatif ? 

Alors, un peu pêle-mêle, voilà .

Rire avec les jeunes: 

Il y a quelques jours, nous étions en rendez-vous avec Djibril* (ce prénom et tous les suivants ont été modifiés) pour réaliser la demande de renouvellement de son titre de séjour sur notre plateforme dématérialisée préférée : l’ANEF. Pour finaliser et enregistrer la demande, il faut des photographies d'identité numérisables, les fameuses “e-photos”, ce qu’il n’a pas. Ni une ni deux, nous bravons le froid et nous nous dirigeons vers le photomaton situé dans le couloir ouvert aux quatre vents de la station de métro Hôtel de Ville, à deux pas des locaux de l’association. Le problème, c’est que Djibril n’a pas prévu le coup et qu’il porte ses vêtements de travail, qu’il n’est pas coiffé comme il voudrait. Or il y a un petit enjeu à ce que la photo lui plaise puisqu’elle figurera sur son prochain titre de séjour, valable quatre ans. Un relooking en règle débute à l’intérieur de la cabine pendant qu’à l’extérieur, je me retrouve à tenir une pile de vêtements de plus en plus volumineuse, tenue d’hiver oblige, pendant que Djibril s’installe pour un shooting en règle. Les regards se font curieux et je sens que le rire me guette. Une fois le style idoine obtenu par l’intéressé, nous voilà donc installés, lui assis dans la cabine, moi la tête à l’intérieur, le corps à l’extérieur à actionner la commande de la photo puisqu’une fois la pose trouvée, il ne doit évidemment pas bouger. Bien sûr, on recommence trois fois car Djibril n’est pas satisfait des premiers essais. On est partagé entre l’envie d’en finir (surtout moi, directement exposée au courant d’air du couloir du métro), et pour lui d’obtenir une photo qui lui convienne. Je le presse un peu, il proteste, et au final, on rigole bien. Je finis par lui montrer la photo sur mon permis de conduire pour lui démontrer que, globalement, on est rarement très satisfait d’une photo officielle, ce qui provoque son hilarité (objectif atteint, avec quelques plumes en moins pour moi). En rentrant au bureau, je me dis que rire nous permet aussi de fabriquer des petits moments suspendus avec les jeunes malgré les difficultés qu’ils sont en train de traverser. Et ça nous arrive assez souvent de nous amuser avec les jeunes quand lors de nos expéditions administratives partagées, parce que le tandem que l’on forme observe les choses différemment, ne les comprend pas toujours de la même manière et que tout cela provoque le rire partagé. 


Et puis introduire l’humour dans les échanges avec les jeunes, ça sert aussi à poser le cadre doucement, sans tensions ni concessions et à désamorcer ce qui pourrait venir gripper notre travail d’accompagnement. Prenons ce même Djibril, quelques jours auparavant qui m’appelle par rapport à une démarche qu’il doit faire. Je décroche. Un peu sur les nerfs, un peu pressé, il entre directement dans le vif du sujet, sans préambule. Je feins un grand étonnement : “Ça doit être une erreur de ma part, je n’ai pas entendu ton bonjour”. Il me rassure, c’est qu’il l’a dit très vite et peut-être avant même que je décroche. Selon lui, j’ai dû mal entendre. Je rebondis, il a sans doute raison, j’ai certainement été frappé de surdité soudaine, ce qui m’arrive régulièrement. Ça le fait rire et moi aussi. A la fin de la discussion, je rappelle plus sérieusement l’importance du bonjour et de la politesse lors des échanges avec les tiers, notamment auprès de toutes les personnes atteintes de surdité momentanée qui pourraient avoir les mêmes difficultés que moi. Se moquer, toujours gentiment et avec bienveillance, est un outil formidable pour désamorcer les tensions potentielles tout en exprimant ce qui doit être dit. En tant que professionnelle de l’accompagnement social, l’humour me permet aussi souvent de faire le pas de côté nécessaire pour rester bientraitant quand un comportement ou une attitude m’énerve ou m’agace (et cela arrive et c’est normal). Bien sûr, cela se dose et s’apprécie en fonction du contexte, du jeune, de la relation que l’on construit avec lui. L’humour n’est jamais une arme corrosive et cynique mais un outil de plus dans la construction de la relation éducative. Et bien évidemment, pour pouvoir se moquer (parfois) des jeunes, il faut accepter d’être moquée par eux (plus souvent).

Enfin (et surtout), l’humour, c’est aussi savoir écouter les jeunes rire, car ils s’amusent, se moquent (parfois) de nous, ou qu’ils ressentent de la joie. Il y a certains rires qui résonneront longtemps en moi, comme le rire éclatant de Myriam un soir à la fin d’un rendez-vous, qui marque le retour d’un peu de joie de vivre après une période sombre ou encore celui communicatif de Santiago, entendu lors d’une chasse aux trésors organisé cette été par l’association avec d’autres jeunes. De Santiago, je retiens aussi le rire de joie pure d’il y a quelques semaines quand il sort de la préfecture persuadé d’avoir récupéré son titre de séjour pour quatre ans et qu’en regardant la date, je lui dis que la demande formulée un peu sans y croire a abouti et que c’est qu’il tient dans ses mains, c’est en fait une carte de résident, valable dix ans. Il y a aussi les jeunes qui nous font bien marrer même quand on cherche à rester sérieuse, comme Omar qui a surnommé dans son répertoire l’ancien avocat qui n’est pas venu à une audience capitale pour lui “l’avocat du diable”. L’autre jour, je lui ai dit que je n’avais toujours pas réussi à joindre l’avocat du di… Maître X. Il m’a regardé d’un air entendu, ça m’a fait sourire (discrètement). 

Et puis il y a aussi le rire entre professionnels qui fait du bien et qui nous permet de nous soutenir, de nous serrer les coudes. En tant que travailleurs sociaux, on est témoins et parti-prenantes de situations à même de provoquer le rire, donc autant ne pas se priver. C’est l’humour de l’expérience partagée, celui d’une anecdote racontée qui fait rire aux éclats parce celui ou celle qui écoute comprend exactement ce que lui raconte l’autre. Parfois avec Victoire, les jeunes nous font rire parce qu’ils sont jeunes, que Brahim nous a encore envoyé ses documents en 36 photos floues sur Whatsapp qu’il faudra reconstituer en PDF bien lisibles et pour plein de petites choses qui font notre quotidien professionnel. L’humour sert aussi à s’insurger contre la maltraitance institutionnelle. Ainsi, il y a quelques mois, nous voici parties avec Nicole pour la préfecture afin d’enregistrer sa demande d’asile au guichet unique pour les demandeurs d’asile (GUDA). Les étapes s’enchaînent (passages au guichet, prises d'empreintes), avec entre chacune plusieurs heures d’attente. A 13h, nous voici sur le point d’accéder à la dernière étape, quand tout le monde part déjeuner. Nous ne sommes plus que cinq, dont une maman et son nourrisson (!) avec la travailleuse sociale qui les accompagne. On nous explique qu’il va falloir attendre la fin de la pause et quand on demande si on peut en profiter pour aller déjeuner, on nous répond que si nous sortons nous ne serons plus autorisés à rentrer. Avec cette collègue inconnue, nous partageons un rire nerveux, de sidération, qui nous décide à former une alliance de circonstance pour aller négocier un billet de sortie qui nous permettra au final à force de négociation de prendre l’air une demi-heure, de manger un sandwich au soleil avec Nicole avant de retourner dans le sous-sol de la préfecture pour cette étape ultime.  


Le rire entre collègues, c’est une forme de politisation du rire, non pas dans un sens militant, mais parce qu’il inscrit notre action de travailleurs.ses sociaux.les dans la cité, dans un contexte sociétal plus global. Il est d’autant plus nécessaire de rire avec nos collègues que, sur le service de suite, notre travail quotidien d’accompagnement individuel peut parfois nous isoler. 

Le rire est ainsi un outil précieux dans la besace des travailleurs sociaux. Face à l’absurdité, à la difficulté auxquelles les jeunes que nous accompagnons sont parfois confrontés, c’est notamment grâce au(x) rire(s) que nous résistons au découragement et que nous puisons le courage et l’énergie nécessaire à la poursuite de notre travail d’accompagnement, pour nous tenir à leur côté. 

1 Source : https://www.legifrance.gouv.fr/circulaire/id/45584

2 D’après la définition du dictionnaire Larousse

3 Source : https://administration-etrangers-en-france.interieur.gouv.fr/particuliers/#/ : l’une des plateformes dématérialisée permettant aux personnes étrangères de réaliser une partie des démarches liées au séjour en France

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