"Le Déchiffrage", c’est l’art de lire entre les lignes du chapitre de vie que les jeunes commencent à écrire en entrant dans l'âge adulte. Il s’agit d’explorer chaque page de leur parcours, tout en découvrant comment le Service de Suite de Chapitre 2, tel un co-auteur attentif, accompagne la rédaction, offrant soutien et structure pour les aider à façonner leur chemin vers l’autonomie.
Le Service de suite de l’association Chapitre 2 est composé de deux travailleuses sociales qui réalisent un accompagnement socio-éducatif, administratif et juridique à destination de jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans sortants des dispositifs de protection de l’enfance et rencontrant des difficultés d’accès au droit commun. La majorité des jeunes sont directement orientés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris au moment de leur sortie du dispositif. L’association accompagne également des jeunes orientés par d’autres acteurs (Mission locale, autres associations, bouche-à-l’oreille).
Témoignage de Juliette, travailleuse sociale chez Chapitre 2
En ce début d’année, il est utile de réaffirmer une évidence : les jeunes adultes que nous accompagnons au sein du service de suite sont confrontés quotidiennement à des difficultés d’accès au service public. Ces entraves sont nombreuses et variées: difficultés d’accès physique en raison de la dématérialisation des procédures mais également de compréhension, de lisibilité ou d’adaptation. Elles peuvent engendrer de la défiance chez certains jeunes dans leurs interactions avec les services publics. Or, ces expériences sont loin d’être anodines au moment où les jeunes font leur premiers pas dans leur vie d’adulte et sont considérés par la société comme étant ou devant être parfaitement autonomes. Elles génèrent une véritable violence institutionnelle, que nous constatons quotidiennement. Elle peut frapper durement à la sortie de l’ASE au moment où le jeune se retrouve “tout seul” face à “toutes les démarches trop galères”.
Cette violence contribue à la complexité de notre travail car bien souvent, elle génère chez les jeunes des sentiments d’impuissance, de frustration, d’épuisement ou de colère. Une partie de l’accompagnement que nous menons au sein du service de suite Chapitre 2, c’est justement tenter de la conjurer et être là dans les moments et les étapes où l’on ne parvient pas à l’éviter. Parfois faire tampon, parfois faire bouée.
Nous sommes souvent directement au côté des jeunes qui la subissent, lors d’un rendez-vous dans une administration, d’une énième tentative d’appel à la sécurité sociale ou au centre des finances publiques, mais aussi car le travailleur social avec qui s’est tissé un lien de confiance incarne pour le jeune le point d’ancrage quand l’hostilité devient trop grande. La plupart des jeunes que je suis maîtrisent mal le français administratif, soit car il ne s’agit pas de leur langue maternelle mais aussi en raison de parcours scolaires heurtés. Envoyer un mail ou remplir un formulaire en ligne relève pour certains de l’impossible sans l’aide d’une personne tierce qui explique, reformule et prend le temps, bref joue un rôle d'interprète. Lors des premiers rendez-vous avec Mallory (prénom changé) récemment sorti de l’ASE, nous nous arrachons les cheveux pour créer son compte AMELI, outil indispensable pour suivre ses démarches de santé et renouveler sa complémentaire santé solidaire (CSS)1. Les enjeux sont grands car Mallory doit suivre un traitement régulier qui coûte cher. J’en profite pour lui expliquer les liens entre sa carte vitale, la sécurité sociale, la CPAM, la mutuelle, le reste à charge… On doit attendre plusieurs heures cumulées pour avoir une personne en ligne et résoudre le problème.
Alors forcément, apprendre quelques jours plus tard que la Caisse nationale d’assurance-maladie utilise désormais des robots pour gérer certains dossiers considérés sans “valeur ajoutée” n’est pas réjouissant. Avec Mallory, on finit par arriver à récupérer les identifiants et je lui annonce fièrement “on va enfin pouvoir se connecter sur AMELI! ”. Il me regarde et me demande “Mais c’est qui Amélie ?”.
Parmi l’ensemble des jeunes que nous accompagnons, les jeunes de nationalité étrangère sont particulièrement impactés car à la majorité, la suite de leur parcours va dépendre de l’obtention d’un titre de séjour. Sur le service de suite, ces jeunes représentent environ 70% des orientations par les référents de l’Aide sociale à l’enfance suite à leur contrat jeune majeur. Arrivés récemment en France, ne parlant pas toujours bien le français, les désormais “ex MNA” sont enjoints à assimiler à toute vitesse une quantité phénoménale d’informations, de codes, de dispositifs dans une société qu’ils découvrent encore. En protection de l’enfance, la généralisation des dispositifs dédiés MNA à bas coût complique encore l’intégration de ces jeunes et renforce l’impréparation à la majorité, faute de moyens éducatifs suffisants3. Lors des démarches d’obtention d’un titre de séjour, les jeunes sont particulièrement impactés par la dématérialisation accélérée de l’administration pour les personnes étrangères puisqu’il est impossible d’obtenir un rendez-vous physique en préfecture sans être passé par le dépôt d’un dossier en ligne sur l’ANEF, les sites des préfectures ou encore “Démarches Compliquées” 4, surnom donné par certains jeunes ne manquant pas d’humour. Le récent rapport du Défenseur des droits dédié à l’ANEF souligne en ce sens que la dématérialisation accrue des démarches réservées aux étrangers renforce massivement les ruptures de droits5 alors même que le principe d’égalité d’accès au service public est consacré en droit français. Ces situations kafkaïennes nous emmènent régulièrement au tribunal administratif pour tenter d’obtenir un simple rendez-vous en préfecture, faute d’avoir pu y arriver via les téléservices et autres plateformes numériques.
Il y a une semaine, j’accompagnais Thiago (prénom changé) à la préfecture pour récupérer un titre de séjour déjà périmé (en raison des difficultés de prise de rendez-vous), malgré tout indispensable pour initier les démarches de renouvellement. Sur la convocation, il est noté “il vous est demandé de ne pas venir accompagné”. Sauf que Thiago est en situation de handicap cognitif reconnu et fait l’objet d’une mesure de curatelle renforcée6. Par ailleurs, il parle mal le français. Après avoir essuyé plusieurs refus, je parviens à entrer avec lui après beaucoup d’insistance grâce à l’intervention d’un policier plus compréhensif que les autres. Dans les administrations, souvent c’est l’arbitraire qui jouent en notre faveur ou défaveur et non pas le respect objectif des droits des personnes.
S’ensuivent plusieurs heures de queue, à voguer de consignes contradictoires en files d’attente. Nous discutons avec un monsieur âgé qui a mal à la hanche et qui a dû mal à rester debout. La personne au guichet refuse catégoriquement d’expliquer la marche à suivre à Thiago dans une autre langue que le français.
A côté de nous, une personne demande à appeler un proche qui pourra lui traduire ce qui lui a été dit. Cela lui est refusé, les appels téléphoniques étant interdits. A la préfecture, on vient seul, on parle français et tant pis pour ceux qui ne s’y retrouvent pas. La maltraitance institutionnelle se fait violence justement car elle touche les plus précaires, les plus vulnérables, les moins armés pour y faire face. Au sein du service de suite, nous travaillons avec un public jeune que nous nous efforçons d’accompagner au mieux vers l’autonomie. L’objectif est de soutenir chacun des jeunes que nous accompagnons dans l’apprentissage de la vie adulte. Évidemment et heureusement, nous ne sommes pas les seuls à le faire ; nous sentons le bénéfice quand un ami, un membre de la famille, ou encore un employeur bien intentionné sont présents, bref quand le jeune dispose d’un réseau social et affectif. A la sortie de l’ASE après l’accompagnement jeune majeur, nous constatons que les jeunes sont encore en plein apprentissage de l’autonomie dans les démarches quand tout d’un coup, la société et les institutions ne leur laissent plus le choix. Sans une parfaite compréhension et maîtrise des choses à faire, c’est l’engrenage infernal. En France, un jeune peut rester rattaché au foyer fiscal de ses parents jusqu’à ses 25 ans révolus s’il poursuit des études et l’âge moyen de décohabitation atteint 23 ans (et plus de 26 ans en Ile-de-France). Alors qu’un jeune soutenu financièrement et entouré affectivement et socialement découvrira progressivement et sereinement les différentes démarches qu’il aura à réaliser durant sa vie d’adulte, le chemin est souvent long et semé d’embûches pour les jeunes que nous accompagnons. En tant que travailleurs sociaux, notre mission est d’aider les jeunes à naviguer aux travers de ces difficultés mais aussi, sur un volet plus structurel, d’alerter et de les rendre visibles. Ces formes de maltraitance institutionnelle sont souvent invisibilisées car elles atteignent de plein fouet les plus vulnérables. Pour autant, elles nous concernent collectivement et nous interrogent sur la société que nous souhaitons construire.
1 La C2S est une couverture santé complémentaire financée par l’État, destinée aux personnes disposant de ressources modestes, afin de réduire au maximum le coût de leurs dépenses de santé.
2 Source : https://www.mediapart.fr/journal/france/211124/assurance-maladie-quand-les-nouveaux-collegues-sont-des-robots
3 Source : https://www.streetpress.com/sujet/1733494015-enfants-places-etrangers-valent-moins-francais-aide-sociale-enfance-mineurs-non-accompagnes-discrimination-departements
4 Le site s’appelle en fait Démarches Simplifiées
5 Source : https://www.defenseurdesdroits.fr/rapport-administration-numerique-pour-les-etrangers-en-france-anef-2024
6 La curatelle est une mesure judiciaire destinée à protéger un majeur et son patrimoine lorsqu’il est en difficulté (altération de ses capacités) et qu’il a besoin d’aide. La curatelle renforcée prévoit que le curateur gère le compte bancaire de la personne protégée et règle ses dépenses.
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